Nous ne sommes que des grains de sable... [pv Anthony :333]

D

ans un soupir, Ophélie observait l'étendue infinie de l'océan. Il n'était pas rare, quand cela lui était physiquement possible, qu'elle abandonne le campement des rebelles pour rejoindre la plage. Là, elle pouvait passer des heures à ne rien faire sinon se perdre dans la contemplation de l'écume. Son chez-elle. Qui lui manquait tellement. Elle était parvenue, à une période, à se détacher de ses réflexions, de ses souvenirs. Les rebelles toujours en mouvement, les belles promesses de Nathaniel, la conviction de parvenir un jour à arrêter le roi suffisaient à donner un sens, un objectif à leurs errances constantes... Mais dernièrement, les événements s'étaient enchaînés sous un autre ordre, et tout avait perdu du sens à nouveau.

Où allait la rébellion ? Elle n'en savait rien, mais elle avait l'intime conviction qu'ils ne parviendraient plus à rien. D'abord Daphnée s'était fait la malle, et à présent, c'était Nathaniel que l'on avait fait emprisonner. Combien de temps avant que, en dépit de toutes ses belles paroles, on lui fasse cracher la vérité au sujet des rebelles restants ? Ils avaient toujours été une belle équipe de bras cassés, mais jusqu'alors, Nathaniel au moins semblait sûr de ce qu'il faisait. Est-ce que c'était le cas pour autant ? Elle n'en était plus si sûre, maintenant, mais Ophélie étaient de ceux qui avaient voulu le croire et le suivre jusqu'au bout. C'était sous son commandement qu'elle avait décidé de rejoindre les rebelles, et sauf tout le respect qu'elle avait pour Eleonore, elle n'estimait pas qu'elle soit à la hauteur de la tâche qui lui avait été confiée.

Oui, Ophélie perdait de ce qu'elle avait recouvré de confiance à sa sortie de prison, et ses vieilles pensées, enchanteresses, ses anciens tourments, tentateurs, venaient plus que jamais lui suggérer ces pensées autrefois abandonnées. Elle observait l'océan, et l'envie de s'y replonger totalement se faisait à nouveau une place confortable dans son esprit. S'il n'y avait ses camarades - et Marianne, surtout -, elle se serait jetée à l'eau, déjà, au sens propre comme au figuré. A la place, elle laissait les vagues d'une mer calme léchait ses pieds enfoncés dans le sable, songeant à cette famille qu'elle avait envie de retrouver. Elle pensait notamment à la barrière effondrée. Est-ce que toutes ces familles divisées malgré elle par la guerre avaient pu se réunir, se retrouver ? Impossible de le savoir. Elle n'appartenait plus à leur monde. Et en dépit de tous ses efforts, elle n'avait jamais complètement l'impression d'appartenir au monde où elle évoluait à présent.

Combien de temps resta-t-elle là, à contempler l'horizon ? Elle ne saurait le dire, mais le fait est que quand elle fut tirée de sa rêverie, la nuit était déjà tombée, et recouvrait le ciel d'un épais rideau obscur. C'étaient des pas qui l'avaient extirpée de sa langueur. Une démarche singulière, familière.

-Bonsoir, Anthony, dit-elle en tournant son regard vers le concerné, qui venait de s'approcher d'elle.

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phélie serra les dents. Ce n'était pas contre lui, au contraire, même, Anthony était une des personnes qu'Ophélie appréciait le plus parmi tous les rebelles, et un des seuls à ne pas attiser son agacement en temps normal, à l'heure où ses nerfs à vif avaient tendance à tout rendre inacceptable. Mais elle ne supportait tout simplement plus cette question, elle ne supportait plus qu'on lui demande comment elle allait, comme si la réponse n'était pas évidente, comme si elle ne se lisait pas sur les traits de son visage, dans son regard, dans sa voix, dans tout. D'accord, elle savait que cela partait d'une bonne intention, elle savait qu'Anthony se souciait sincèrement d'elle et lui demandait qu'elle allait bien non pas parce qu'il s'illusionnait mais simplement parce qu'il l'appréciait et voudrait que ce soit le cas. Mais savoir compter pour quelqu'un n'apaisait pas son sentiment actuel, et il se faisait de plus en plus prégnant à mesure que les jours passaient.

-Je ne supporte plus cette question, répondit-elle alors doucement. Parce que c'était le cas. Il n'y avait que deux réponses possibles, une vérité ou un mensonge, le mensonge ferait d'elle une personne qu'elle n'avait pas envie d'être, et la vérité était aussi tranchante qu'un couteau, amère et déplaisante. Je ne vais pas bien, toi non plus. Elle reporta son attention sur l'océan. Il faudrait être inconscient ou stupide. Personne ne va bien, d'un côté comme de l'autre.

Car elle ne se leurrait pas, elle se disait que dans le château confiné des Basiel, la réponse à cette question ne devait pas être différente, ni la question plus agréable à entendre. Ophélie voulait bien parier que le roi lui-même allait mal. Elle voudrait que cela lui apporte un semblant de satisfaction, ce n'était pas le cas pour autant. Rien n'allait, point. La résistance était morte dès l'instant où Nathaniel avait été retrouvé, et les efforts de chacun pour se mettre des oeillères et faire mine de continuer malgré tout n'y changerait absolument rien. Et ses perspectives, sur terre ou dans l'océan, se réduisaient à peau de chagrin, bientôt n'existeraient plus du tout.

-Qu'est-ce que tu es venu faire ici ? demanda-t-elle alors, focalisant son attention sur le serviteur du roi, sans envisager de lui retourner la question puisqu'elle était convaincue de connaître la réponse.

Certes, elle pouvait deviner également qu'Anthony était là pour s'assurer de la "survie" de la rébellion, mais dans sa situation, le risque était tel qu'Ophélie s'attendait à tout instant à ce qu'il cesse de le prendre. Combien de temps avant qu'il ne finisse comme Nathaniel ? Quelques jours ? Quelques semaines ? Elle pariait que c'était l'affaire d'un rien, en tout cas. Et à choisir, elle préférerait entendre Anthony lui affirmer qu'il avait fui, et que c'était pour de bon.

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nthony lui donna une réponse habituelle... et même si elle devrait mettre du baume au coeur, rappeler à Ophélie que la vie continuait malgré tout, que le combat n'était pas fini, que la rébellion poursuivait sur sa lancée, elle était incapable de voir les choses de cette manière. Une situation inhabituelle exigeait une réponse inhabituelle... et c'était ce qui la troublait dans cette situation. Tout le monde faisait comme s'ils pouvaient simplement continuer ainsi qu'ils l'avaient fait jusqu'alors, quand bien même ils n'avaient plus de directives, et donc plus de direction, puisqu'ils n'avaient plus Nathaniel. Peut-être devrait-elle accorder davantage de crédit à la cause qu'ils défendaient, se convaincre qu'ils ne brassaient pas que du vent, peut-être aussi devrait-elle être ce changement qu'elle voulait voir advenir parmi les rebelles (car il était beau et facile de condamner la latence qu'elle observait au sein du groupe quand elle-même y contribuait, à cette latence, en ne faisant rien, en n'agissant pas quand elle le pourrait peut-être). Pour le moment, elle n'en était pas capable. Elle n'était capable, presque, que de broyer du noir, ce qui bien évidemment ne rendait service à absolument personne mais était quelque part plus fort qu'elle.

Anthony déposa un sac de provisions à ses pieds. Son contenu semblait bien maigre, elle n'avait guère besoin de le soupeser pour s'en rendre compte, et Anthony le lui confirma, par ailleurs, en quelques mots qui ne prêtaient guère à confusion. C'était mieux que rien, en effet. Dans les circonstances actuelles, chaque expédition menée par le serviteur du roi pour les rejoindre représentait un danger incomparable, et elle admirait son courage et sa dévotion en dépit des circonstances. Malheureusement, cette situation était symptomatique de leur situation. Ils se contentaient de mieux que rien, soit. Mais mieux que rien, ça ne pouvait pas être assez, ça ne pouvait plus être assez. Plus maintenant, du moins. Mais qu'avaient-ils d'autre ? De plus ? De mieux que rien ?

-Merci, répondit Ophélie avec une sincère reconnaissance au creux de la voix. Elle baissa un peu le ton, comme si elle craignait tout à coup de voir un garde royal débarquer de derrière un buisson, comme si la conversation présente n'était pas déjà bien assez compromettante pour les mettre dans tous les cas dans l'embarras. Est-ce que... tu as pu voir Nathaniel ?

Forcément, c'était la question qui lui brûlait les lèvres, et qui devait leur brûler les lèvres à tous. Pour le moment, leur sort semblait suspendu au destin de Nathaniel, et ce destin paraissait bien sinistre au regard d'Ophélie, qui était bien incapable d'imaginer une issue heureuse à la situation. Si Nathaniel était encore en vie, l'ancienne sirène avait du mal à comprendre réellement comment ni pourquoi. A ses yeux, cela relevait d'un mystère total.

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eureusement qu'Anthony avait encore ses entrées au château, au fond. Les rebelles se retrouvaient un peu moins démunis face aux circonstances de cette manière. Ce qui ne signifiait absolument pas qu'ils avaient prise sur tout, certes, mais au moins un minimum de contrôle, dans la mesure où ils pouvaient appeler cela du contrôle. grâce à cela, ils savaient que même si Nathaniel passait un sale quart d'heure, cela n'ôtait rien au fait que le chef autoproclamé de leur groupe était toujours vivant et n'avait aucune intention de vendre la mèche. Tant mieux, tant mieux. La dernière chose dont ils puissent avoir besoin, c'était que l'ancien prisonnier vienne encore compliquer une situation qui l'était déjà beaucoup, beaucoup trop.

Ophélie ne montra aucune émotion particulière en apprenant que Nathaniel ne passait pas un bon moment... Elle avait envie de dire que, par certains aspects, il ne l'avait franchement pas volé, bien au contraire... Même si en vérité, Nathaniel avait sans doute passé plus de mauvais moments au cours de sa vie, entre l'île des Soupirs et les geôles des Basiel que de bons moments qui méritaient en quoi que ce soit que l'on s'en souvienne. L'essentiel, c'était qu'il tienne le coup. Ou bien qu'on le tue. Ne plus avoir Nathaniel pour embrumer l'esprit des plus intelligents du groupe et repartir sur des bases plus saines et plus solides, ça ne ferait au fond que du bien à tout le monde, si du moins c'était vraiment envisageable. Mais le roi semblait déterminé à garder Nathaniel en vie, peu importe ce qu'étaient ses raisons, peu importe si ces raisons paraissaient aller définitivement à l'encontre de la raison.

-Nathaniel fidèle à lui-même qui ne parle pas, répéta Ophélie dans une esquisse de sourire amère. C'est presque une mauvaise blague.

Pas seulement presque quand on savait à quel point Nathaniel était capable de se montrer bavard. Et bien souvent pour ne rien dire du tout ou juste pour le plaisir d'embrouiller l'esprit de tout le monde, au point que c'en était un effort que de seulement faire mine de l'écouter... Elle en savait quelque chose, même dans sa cellule de l'île des soupirs, il semblait positivement impossible de lui faire fermer son caquet... Alors soit, il était obstiné, aussi. Donc s'il avait décidé de ne pas les trahir, il ne le ferait pas. Encore que Nathaniel serait capable de livrer certains d'entre eux s'il était possible pour lui d'y trouver son intérêt. Ophélie ne se faisait aucune sorte d'illusion là-dessus, et à justes gros titres.

-Et tu as des nouvelles de Daphnée ? reprit-elle presqu'aussitôt, quitte à poser toutes les questions qui fâchaient d'un coup, tant qu'à faire.

Histoire de tout éjecter d'un coup d'un seul.

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uand Anthony lui apprit qu'il avait des nouvelles de Daphnée, Ophélie comprit bien vite que ce qui devrait pourtant passer pour une bonne nouvelle n'en était pas tant aux yeux du serviteur du roi. Il y avait peut-être du soulagement dans sa voix, mais ce qu'elle percevait surtout, c'était quelque chose qui ressemblait à s'y méprendre à de l'amertume, et elle n'eut aucun mal à comprendre pourquoi en entendant la réponse plus spécifique de son interlocuteur.

Ophélie n'avait rien vu venir. Pas un seul instant elle n'avait envisagé que Daphnée se serait réfugiée de l'autre côté de l'océan. Elle avait été convaincue qu'elle se trouvait quelque part à Féerie, voire qu'elle avait fini dans l'estomac d'un loup ou dans le chaudron d'une sorcière. Elle n'aurait pas forcément été surprise d'apprendre un de ces prochains jours que la jeune fille ne s'en était pas sortie et avait connu un sort pire ou presque que la prison de l'île des Soupirs. Mais non, elle avait seulement décidé de prendre la fuite aussi loin que possible. Et pouvait-on envisager plus loin, plus inaccessible que le royaume du bout de l'océan ? Certes, le royaume en question était devenu parfaitement accessible, par la force des choses, mais c'était toujours le plus loin qu'elle pouvait accéder de la sorcière qui la voulait dans son assiette, ou de Nathaniel qui - tout le monde le savait parmi les rebelles - l'avait livrée à son ennemie sans sourciller pour son propre bénéfice. Quelque part, c'était assez ironique que ce soit le marché qui a été passé au mépris de sa vie qui ait permis à Daphnée de trouver un refuge. Au fond d'elle, l'ancienne sirène espérait qu'elle s'en sortirait, qu'elle parviendrait à trouver un équilibre. Cela semblait improbable tant les deux royaumes paraissaient être le jour et la nuit. Mais Daphnée était une gamine étonnamment débrouillarde pour une petite muette (enfin, muette avec Ophélie, en tout cas, elle ne lui avait jamais décoché le moindre mot).

-C'est ce qui importe, dans ce cas-là, tu ne crois pas ? dit doucement Ophélie. Elle n'était pas forcément toujours tendre avec Anthony, parce que la jeune femme n'était tendre avec personne. Mais en cet instant, elle pouvait deviner le trouble de son interlocuteur, et elle tentait de l'apaiser un peu, d'autant qu'elle savait parfaitement le comprendre elle-même. Elle n'aurait jamais pu s'en sortir si elle était restée avec nous. Parfois, la fuite n'est pas de la lâcheté, c'est une question de survie.

Même si à d'autres moments, c'était un choix qu'on nous imposait, ni plus ni moins. Et elle pouvait parler d'expérience. Et parfois, on regrettait d'avoir fui, tout simplement.

-Elle aurait dû nous en parler, ça c'est sûr, mais tu ne peux pas lui en vouloir pour ça, pas vrai ? Elle laissa passer un temps de silence. Et si la situation doit devenir trop compliquée pour toi, tu pourras toujours la rejoindre là-bas.

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phélie se doutait de la réponse de son interlocuteur avant même qu'il ne la formule. Bien sûr qu'il n'accepterait pas si facilement de renoncer à tout ce pourquoi il se battait ici, quand bien même cela semblait vain, bien sûr qu'il ne laisserait pas derrière lui ceux qui se trouvaient encore là, même s'ils le mériteraient sans doute. Mais en attendant, la jeune femme estimait tout de même que c'était bel et bien ce qu'il devrait faire, et sans jeter le moindre regard en arrière. Il avait suffisamment donné, et même si ce combat lui était personnel, il ne devrait pas être le sien. Pour certains, il n'y avait définitivement pas d'alternative quoi qu'il en soit, c'était tout ce qu'ils avaient, mais pour Anthony, il pouvait y avoir une autre issue, c'était ce qu'il y avait de plus évident, vraiment. La jeune femme, pour sa part, pouvait en caresser l'envie, parfois, mais contrairement à Anthony, elle ne pensait pas qu'elle pourrait trouver sa place, là-bas.

Anthony admit que c'était une bonne situation de replis, mais ce n'était que pour renoncer à l'idée même de caresser une telle possibilité - sans vraiment de surprise, en l'occurrence. Par ailleurs, il avait aussi une raison bien personnelle de ne pas vouloir se retrouver de l'autre côté de l'océan. C'était un endroit qu'il associait à ses pires souvenirs et à plus d'un traumatisme... Féerie n'était pas forcément mieux mais... eh bien, c'était chez lui, et c'était une chose qu'elle était capable de comprendre... En fait, l'attachement à ses racines était certainement une des choses qu'elle était plus capable de comprendre qu'absolument n'importe qui.

-Je pourrais, oui, confirma Ophélie quand Anthony lui fit remarquer qu'elle pourrait s'en aller, elle aussi.

Et elle n'allait pas mentir, c'était une pensée qui l'avait effleurée plus d'une fois. Oui, vraiment, la jeune femme avait été plus que tentée de partir, de laisser tout ça derrière elle, de décider que cette guerre n'était pas la sienne. Et à certains moments, c'était quelque chose qui continuait de la torturer quoi qu'il en soit.

-Mais je n'aurais nulle part où aller. Je ne suis chez moi nulle part.

Elle serait chez elle d'où elle venait, seulement, il était impossible d'y retourner. Alors, en attendant, elle faisait de son mieux pour donner un sens à sa vie de ce côté, même si ça ne voulait évidemment pas dire grand-chose, pour ne pas dire que ça ne signifiait rien du tout.

-Je ne suis pas certaine que ma place soit véritablement ici, avec vous, mais c'est là où ça a le plus de sens pour le moment, alors je suppose que c'est là que je dois rester. Elle esquissa un fin sourire. Et puis, je me déssècherais, de l'autre côté de l'océan.

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