FB - La mort est la dernière parole du destin | Daphnée & Orianne

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aphnée avait bien conscience que se terrer dans les bois était la meilleure chose à faire. Se rapprocher au plus près de la civilisation était le meilleur moyen de se faire repérer par le roi et ses gardes, et ils devaient faire profil bas tant qu'un plan d'action n'aurait pas été décidé. Quel plan ? Daphnée n'en avait pas la moindre idée, et elle serait loin de se définir comme une stratège émérite. Elle se doutait que cela dépendrait en grande partie (trop grande partie sans doute, d'ailleurs, de Nathaniel. Ce qui était tout sauf un bon signe à ses yeux. Nathaniel avait le don de lui donner l'impression de tout savoir et de ne rien savoir en même temps. Elle ne lui faisait pas vraiment confiance, mais elle suivait, parce qu'il le fallait bien, parce qu'elle n'avait de toute façon nulle part où aller... même si la forêt n'était définitivement pas l'endroit dont elle avait rêvé au cours de son emprisonnement, quand elle avait osé caresser l'espoir de ressortir un jour, même si elle n'y croyait pas particulièrement.

La forêt, c'était le début et la fin de tout. Daphnée n'oublierait jamais le profond sentiment d'abandon qu'elle avait ressenti quand elle avait réalisé que, dans ces mêmes bois, ses parents avaient décidé de l'abandonner, elle et son frère, elle n'oublierait jamais le soulagement qu'elle avait ressenti en trouvant cette maison, et cette femme accueillante qui allégeait leur coeur et apaisait leur faim... Elle n'oublierait jamais la vue de tout ce sang, celui de son frère... Elle ne se souvenait plus, aujourd'hui, du recoin de la forêt où ils s'étaient perdus pour se retrouver nez à nez avec une sorcière, elle songeait que, à tout instant, elle pourrait revenir, et cette pensée alimentait son angoisse. Mais elle n'avait pas le choix : sa vie s'était jouée dans ces bois, et sans doute encore.

Au fil de leurs errances, elle s'accoutumait à ses camarades d'infortune, même s'il y en avait beaucouo qu'elle tolérait à peine. Elle en adorait quelques-un, en acceptait certains, était intriguée par d'autres... Et celle qui l'intriguait le plus, c'était évidemment Orianne, le fantôme, même si elle ne lui avait en soi jamais parlé... Comme toujours, sa langue ne se déliait qu'en présence des rares personnes qui avaient su gagner sa confiance. Et si elle savait qu'Orianne n'était pas une mauvaise... non-personne, elle ne savait pas quoi en penser pour autant.

Elle hocha la tête dans un léger sourire plutôt que d'articuler quoi que ce soit quand Orianne suggéra que les autres l'ennuyaient. C'était le cas, oui, et surtout, elle aimerait profiter qu'elles soient seules toutes les deux pour... parler. Sauf que si elle ne disait pas un mot, ça n'allait pas être simple. Malgré tout, elle se contenta de tourner ses yeux ronds vers le fantôme, en un "Et toi ?" silencieux.

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aphnée savait que, pour tous les reproches qu'elle avait à faire à ses camarades de fortune, elle ne pouvait certainement pas leur reprocher leur manque de patience, car il en fallait pour tenter d'engager la conversation avec une enfant qui ne parlait pas... Orianne avait ainsi le don de l'écouter et de répondre sans l'obliger à prononcer le moindre mot, et cette compréhension qu'elle avait de la situation, cette facilité qu'elle avait à lui répondre alors que la jeune fille n'avait techniquement rien dit, ça la rassurait, et ça l'encourageait, même si elle ne savait pas du tout comment s'y prendre, pour poser toutes les questions qui lui trottaient dans la tête sans dire un mot, pour lui faire comprendre qu'elle n'était pas prête à lui parler encore sans la blesser. Orianne ne lui paraissait pas réellement susceptible, mais sait-on jamais, elle avait encore beaucoup de choses à apprendre de sa part.

Elle afficha un fin sourire quand le fantôme admit qu'ils pouvaient être pénibles, tous. Ce n'était pas ellle qui allait dire le contraire, même si elle était attachée à presque chacun d'entre eux. Presque, parce que Nathaniel, c'était une autre affaire, et une affaire qui n'était pas prête de s'arranger dans les temps à venir. Alors c'est sûr, prendre un peu de recul et s'isoler de temps à autre, ce n'était pas seulement nécessaire, c'était aussi parfaitement indispensable. Même si ça pouvait en certaines occasions se révélait dangereux, voire trop dangereux. Surtout quand on se promenait dans ces bois dangereux. Sans oublier que Daphnée, depuis son tout jeune âge, avait tout de même réussi à se faire une mortelle ennemie. En tout cas, c'est sûr que ce n'était pas Daphnée qui risquait de troubler la tranquillité du fantôme. Pur cela, il faudrait qu'elle se montre beaucoup plus bavarde et ouverte qu'elle n'était capable de l'être. Elle afficha un nouveau sourire qui servait de confirmation à ses propos. Elle se sentait en confiance. Mais peut-être juste pas assez.

Finalement, décidée à ne s'exprimer sans geste, il pointa Orianne du doigt avant de désigner les alentours d'un geste équivalent. Pour elle, cela signifiait : pourquoi est-ce que tu restes avec nous ? Mais elle n'était pas certaine que ce soit suffisamment explicite, en réalité.

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aphnée se mordilla la lèvre inférieure, légèrement agacée. Pas contre Orianne, elle n'avait absolument rien fait, mais contre elle-même et son incapacité à se faire comprendre sans dire un mot. Pourtant, à force d'expérience, elle devrait être plus... lisible, disons... mais pendant de nombreuses années, elle n'avait pas vraiment eu d'interlocuteur à qui adresser ses dialogues muets. Il y avait eu Nathaniel, dans la cage d'en face, puis Eleonore, quand elle était devenue la gardienne de sa cage... Et pour l'un comme pour l'autre, l'exemple n'était pas complètement probant, puisqu'elle avait fini, après un temps, par leur adresser la parole (même si en ce qui concernait Nathaniel, elle le regrettait très largement).

Oui, Daphnée n'était pas vraiment douée pour communiquer en signes, et comble du comble, elle ne savait pas écrire. En même temps, il était vrai aussi qu'elle n'avait pas réellement fait beaucoup d'efforts. Si elle avait décidé de se taire, ce n'était pas pour rien. C'était une barrière naturelle qu'elle plaçait entre elle et les autres, mais qui par moments était beaucoup trop efficace au bout du compte. En l'occurrence, elle n'avait pas envie de se braquer, elle avait envie de s'exprimer, mais elle avait le sentiment que la parole était un cadeau qu'elle ne pouvait pas offrir encore... même si ça leur faciliterait légèrement la tache. Jetant un regard circulaire autour d'elle, réprimant un soupir, Daphnée réflichissait à une meilleure façon de se faire comprendre. Finalement, elle s'empara d'un bâton qui traînait par terre. Est-ce qu'elle serait plus clair en schématisant et en dessinant ? Rien n'était moins sûre, mais cela ne coûtait rien d'essayer.

Daphnée n'était pas certaine que la patience était réellement ce qui caractérisait Orianne, mais elle tentait le coup malgré tout. Elles verraient bien. Cela conviendrait très bien à Daphnée si son interlocutrice ne comprenait pas ses questions et répondaient à d'autres, elle avait envie de croire qu'elle se les posait toutes, un point c'est tout.

Alors, sur la terre, elle dessina un cercle et, grossièrement, elle y incrusta plusieurs personnages supposés représenter leur groupe. Elle dessina Orianne en dehors du cercle, mais au bout d'une flèche qui en rejoignait le centre, surmontée d'un point d'interrogation.

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aphnée hocha vivement la tête quand son interlocutrice finit par comprendre le sens de sa question muette. Elle était soulagée que le fantôme ait compris sans qu'elle ait besoin de répéter une fois encore. En tout cas, elle avait bien deviné. Elle voulait comprendre pourquoi Orianne avait décidé de les accompagner exactement, et la morte décida de lui répondre avec la plus grande sincérité. Ce que Daphnée apprécia. Au moins, elle pouvait compter sur elle pour lui parler sans ambages, et avec le plus grand sérieux.

Elle lui expliqua alors que la mort était un état ennoyeux, ennuyeux au possible, et donc, rejoindre leur groupe lui avait permis de donner un sens à ses actions, à son quotidien... Elle pouvait le comprendre. La jeune fille savait ce qu'était l'ennui, l'inactivité... A son échelle, elle l'avait vécu, elle aussi, depuis sa cellule obscure de l'île des soupirs. Elle trouvait certes assez étrange de décider de passer du temps avec Nathaniel quitte à devoir occuper son éternité, mais soit, elle pouvait comprendre, dans le fond, qu'elle trouve du divertissement à leur sort de pauvres et insipides humains. Si cela lui communiquait un semblant de vie, alors c'était très bien ainsi.

Daphnée hésita. Des milliards de question se bousculaient dans son esprit, mais elle ne savait pas précisément comment elle pourrait espérer les poser si elle se contenter d'agir comme elle le faisait, silencieuse, mutique. Elle songea à Louis, à son frère disparu... Elle ne pouvait pas... se contenter de se taire ou de faire des dessins, comme ça, bêtement... Il fallait qu'elle articule sa pensée. Après, elle pourrait toujours redevenir silencieuse, un point c'est tout.

-Pourquoi...

Sa voix était faible, très basse, à peine un souffle, un murmure. Elle dérogeait à ses propres règles, à ses propres principes en agissant de la sorte. Mais aux grands maux les grands remèdes. Ce n'était pas pour elle-même qu'elle faisait un tel effort, c'était pour Louis, et uniquement pour Louis. Alors soit. Après, elle pourrait se taire de nouveau, se taire le plus longtemps possible. Ce n'était pas important, ou en tout cas, ça ne changeait presque rien.

-Pourquoi tu es revenue ?

Parmi les vivants, voulait-elle dire. Et comment, surtout ? Est-ce qu'elle avait eu le choix ? Est-ce que son frère lui aussi avait eu le choix. Est-ce qu'il avait décidé, finalement, de ne surtout pas revenir ? Elle n'en avait plus l'ombre de la moindre idée.
   

   

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aigner adresser la parole au fantôme avait demandé à Daphnée un effort certain. Cela pouvait n'avoir l'air de rien, mais pour elle, c'était un effort véritable, et tout à fait à fait considérable, que de bien accepter parler à autrui, surtout en une personne en qui elle n'était pas vraiment certaine de pouvoir avoir confiance. Elle avait fait une promesse à Louis, à l'époque, trop tard pour qu'il puisse l'entendre, pour qu'il puisse entendre quoi que ce puisse être d'ailleurs, et elle avait choisi de s'y résoudre quoi qu'il puisse advenir. Seulement, justement, parce qu'il était question de Louis, parce qu'elle avait compris qu'elle n'obtiendrait rien de son interlocutrice en ne pipant mot, elle avait consenti à cette effort. Avait-elle eu raison ou tort, elle n'en savait rien encore.

Car elle n'était pas le moins du monde en mesure d'être certaine de pouvoir faire confiance en son interlocutrice. En fait, sur le principe, elle préférait ne pas lui faire confiance. Comme elle se défiait de la plupart des rebelles. Ils étaient sur le même bateau, pourtant, pourrait-on dire mais quand bien même... Qui plus est, Orianne était un cas à part. Elle était un électron libre. Impossible de présumer de ce qu'elle pourrait bien faire ou dire, et c'était une chose que Daphnée n'aimait pas. Elle se méfiait par-dessus tout des personnes imprévisibles, et celle qu'elle estimait la plus imprévisible d'entre toutes, Nathaniel donc, ne lui avait pas franchement donné de raison de changer de ligne de conduite.

Enfin, ce qui était fait était fait, et au moins, elle obtenait une réponse. Une réponse. Une réponse honnête ? Encore une fois, à son échelle, il lui était tout bonnement impossible d'en juger convenablement. Mais c'était le mieux qu'elle obtiendrait, et elle devait faire avec. C'était une chose qu'elle savait, qu'elle avait très bien comprise.

-Et c'est tout ? demanda Daphnée circonspecte. Tu ne voulais pas mourir alors tu n'es pas... morte... ?

Elle n'arrivait pas à comprendre. Elle n'y arrivait pas parce que si la situation pouvait réellement se résumer à ce seul constat, alors Louis aurait dû revenir, lui aussi. Louis non plus ne voulait pas mourir. Et pourtant, son frère n'était pas là, elle l'avait perdu pour toujours.
   

   

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ersonne ne voulait mourir. Daphnée était du même avis. Elle ne pouvait pas concevoir que qui que ce soit soit capable de regarder la mort en face et de l'observer avec indifférence, comme si ce n'était rien, comme si ce n'était pas grave... Même ceux qui défiaient la mort constamment, des gens comme Nathaniel, le faisaient certainement uniquement parce que, justement, ils ne voulaient pas mourir, juste savourer de vivre en jouant avec le danger. Alors non, personne ne voulait mourir... Même Daphnée, dans les moments les plus désespérés, avait été incapable de songer à la mort autrement que comme un inaccessible. Elle avait ressenti une rage de vivre d'autant plus grande. Alors qu'est-ce qui faisait la différence. Au nom de quoi restait-on parmi les vivants quand on était mort ?

L'âme d'Orianne avait-elle été tourmentée plus qu'aucune autre ? Etait-ce ce qui expliquait la situation présente ? Elle n'en savait rien. Elle avait vraiment du mal à comprendre comment tout ceci fonctionnait, et elle commençait à comprendre qu'Orianne non plus n'avait pas de réponse précise. Elle avait... des suppositions, des suggestions... mais c'est tout. La mort resterait quoi qu'il en soit un grand mystère, et les questions que se posait la jeune fille resteraient sûrement sans réponse.

-J'aurais voulu que mon frère reste, lui aussi, souffla-t-elle simplement.

Elle savait que c'était égoïste, mais elle ne pouvait pas s'en empêcher. Elle avait le sentiment que Louis l'avait abandonnée. Est-ce qu'il avait vraiment été capable de trouver la paix, de trouver la force de partir ? C'était tout ce qu'elle devrait lui souhaiter : la paix, tout simplement... mais elle ne pensait qu'à une chose : il l'avait laissée seule. Et il lui manquait... tellement.

Tout ce qu'elle subissait, tout ce qu'elle affrontait... c'était pour lui, et pourtant, c'était vain, aussi. Elle ne savait pas quoi faire. Elle voulait juste qu'il revienne... sauf que s'il avait dû revenir, ça aurait déjà été le cas... Il fallait juste qu'elle accepte, qu'elle fasse avec. Mais ce serait plus simple si elle réussissait à comprendre tout ça, si elle savait à quel après Louis faisait face... Est-ce que sa conscience siégeait encore quelque part, ou avait-elle disparu pour de bon ?
   

   

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aphnée afficha une esquisse de sourire, empreinte de tristesse, quand son interlocutrice lui assura être désolée pour son frère... Tout le monde l'était, mais personne ne pouvait rien y faire. C'était ainsi. Son frère était parti, son frère n'était plus auprès d'elle, son frère avait été dévoré sous ses yeux, rien ne lui rendrait son frère. Mais elle éprouverait une once de soulagement, en réalité, si elle pouvait avoir l'assurance qu'après la mort, quelque chose l'avait attendu. Un monde où vos parents ne vous abandonneraient pas dans les bois pour s'éviter la douleur de vous voir mourir de faim, un monde où il n'y aurait pas de méchante sorcière, de guerre, de prison... Est-ce que c'était possible ? Elle aurait voulu qu'Orianne connaisse la réponse à cette question. Ce n'était pas le cas. Personne n'avait la réponse. On ne l'avait qu'à la fin... quand on voulait mourir.

Quand le fantôme ajouta que son frère ne l'avait pas vraiment quittée, elle avait du mal à en être si sûre. Certes, il ne quittait jamais complètement ses pensées, et il ne s'écoulait pas un seul jour sans que quelque chose, n'importe quoi lui remémore son souvenir. Mais ce n'était pas vraiment lui qui était présent, c'était son ombre, un souvenir, qui deviendrait de moins en moins précis au fil du temps. A tort, peut-être, elle n'arrivait pas à s'imaginer que Louis puisse réellement veiller sur elle. Et vraiment, s'il l'observait, d'où qu'il puisse se trouver, cette pensée rassurante pour elle ne serait-elle pas un fardeau pour lui ? Il s'inquiéterait sans doute constamment. Et sûrement toujours, car elle n'envisageait pas que sa situation puisse réellement s'améliorer, quand bien même elle le souhaitait vraiment. Elle voulait que l'esprit de Louis soit en paix, sans accepter la possibilité que, pour l'être, la seule ssue était peut-être le néant, le néant et rien d'autre. De toute façon, est-ce que, réduit en bouillie dans l'estomac d'une cannibale, on avait encore des yeux pour voir ?

-Vaut peut-être mieux pas pour lui..., observa-t-elle, songeuse. Il n'aimerait pas voir ce que je deviens.

Même s'il serait sûrement heureux, parce qu'elle s'en était sortie, parce que, contre toute attente, elle avait échappé aux griffes de la sorcière.
   

   

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u'est-ce qu'elle devenait ? Daphnée avait bien du mal à trouver une réponse simple à cette question (simple et concise, qui lui permettrait d'économiser le plus de mots possible, en somme)... sans doute parce qu'il n'y en avait pas. En l'occurrence, ce qu'elle savait, c'est que si Louis l'observait, d'où qu'il se trouve, il ne serait sans doute que partiellement heureux de ce qu'il lui arrivait.

Il aurait sans doute été ravi d'apprendre qu'il avait réussi à échapper à la sorcière, malheureux en revanche de découvrir qu'elle avait été envoyée en prison quelques jours plus tard seulement, et y avait croupi plusieurs années. Certes, elle s'était échappée, mais pour quel résultat ? Elle n'était absolument pas satisfaite de sa vie à l'heure actuelle. Elle pourrait peut-être se contenter d'être heureuse d'être en vie, ce qui était un luxe dont tout le monde ne disposait pas, y compris son interlocutrice, mais elle n'y arrivait tout simplement pas.

-Je ne sais pas vraiment, dût-elle bien avouer, quand bien même cette réponse entrait peut-être en contradiction avec ce qu'elle avait bien pu affirmer précédemment. J'ai peur, constamment, ajouta-t-elle, comme si cela justifiait réellement son propos précédent.

Ce qu'elle devenait ? Un nid de contradictions et d'angoisse. A quoi bon avoir réchappé au pire des sorts si elle devait continuer de vivre dans ces conditions. Elle le sentait, et plus elle y pensait, plus elle comprenait cette situation inéluctable. Pour s'en sortir, elle devait prendre la fuite, tout simplement. Pour son propre bien, et même si c'était égoïste, elle devait s'en aller, purement et simplement, en évitant de se retourner, autant que possible. Elle ne le voulait pas, parce qu'elle pensait à Eleonore, parce qu'elle pensait à Anthony. Mais ça ne pouvait pas continuer ainsi.

-En tout cas, Louis n'aimerait pas me voir rester du côté de l'homme qui a voulu me livrer en pature à... Elle frissonna légèrement. Le simple fait de penser à la sorcière provoquait en elle une incommensurable poussée d'angoisse, contre laquelle elle ne pouvait tout simplement rien, quoi qu'elle dise et quoi qu'elle fasse. ... celle qui l'a mangé.

Et qui finirait sans doute par la retrouver à son tour si elle ne choisissait pas la solution la plus radicale, certes, mais la plus rationnelle également.
   

   

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out le monde avait peur, c’était sans doute une vérité incontestable, même ceux qui n’en donnaient jamais ou rarement l’air, soit parce qu’ils étaient beaucoup trop inconscients, comme l’était Nathaniel constamment, soit parce qu’ils étaient cruels et se savaient au sommet de la chaîne alimentaire, comme la sorcière. Daphnée avait bien du mal à imaginer qu’Odelle Saurre puisse ressentir de la peur, mais c’était sûrement le cas. Tout le monde avait peur, oui, mais le savoir ne changeait pas grand-chose à sa situation, elle n’avait pas moins peur pour autant, et encore moins alors que le fantôme lui confirmait que son appréhension était justifiée. Certes, Daphnée préférait ce genre de réponse à un mensonge de plus, mais cela ne résolvait définitivement aucune de ses incertitudes… Peut-être parce que rie au monde, en réalité, ne pouvait être capable de véritablement les résoudre, ces incertitudes. Elle devrait peut-être apprendre à vivre avec ce qu’elle avait.

Elle avait un peu le sentiment que c’était ce que lui disait Orianne, au bout du compte. Oui, sa situation était peu enviable, oui, elle ne devrait pas rester auprès de Nathaniel après ce qu’il avait fait ou en tout cas avait menacé de lui faire, c’était tout à fait certain. Mais il fallait peut-être qu’elle se satisfasse de ce qu’elle avait. Mais qu’est-ce qu’elle avait, exactement ? Là était bien le problème, elle n’avait pas le sentiment d’avoir quoi que ce soit, en fin de compte. Bon, c’était exagéré, elle avait Eleonore, elle avait Anthony, et elle n’avait pas la moindre envie de les abandonner. Mais… Mais elle avait le sentiment que sa vie ne tenait qu’à un fil, ici, elle avait la nette impression que son monde allait s’effondrer à tout instant… et si elle restait là, à ne juste rien faire, alors elle serait entièrement responsable de son déclin, elle serait à blâmer, entièrement, définitivement, pour son action. Agir, s’enfuir… peut-être, oui, mais jusqu’ici, à chaque fois, elle s’était laissé retenir en arrière. Ce serait plus simple si Eleonore acceptait de la suivre, mais Daphnée avait bien compris que c’était inutile. Elle s’était elle-même, sans doute trop docilement, condamnée à suivre Nathaniel où qu’il aille. Même en sachant de quoi il était capable, même en sachant ce qu’elle aurait pu endurer par sa faute.

-Je ne crois pas que ce que j’ai me suffise, finit-elle par admettre dans un souffle.

C’était un constat vain et capricieux, elle le savait bien, et on pourrait peut-être lui reprocher de le faire, lui faire remarquer que vouloir toujours plus n’était jamais et ne serait jamais une bonne chose. Oui mais… Peut-être qu’elle avait envie d’être capricieuse, et de faire comme elle l’entendait elle, pour une fois.

-Je pense que je vais m’en aller…

   

   

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aphnée avait conscience de peut-être trop en dire, en évoquant ne serait-ce que le fait d'envisager de s'en aller... mais le fait d'en parler était peut-être cet ultime appel au secours, la manifestation d'une envie qui disparaitrait ensuite : celle d'être retenue encore, peu importe par qui. Pourtant, l'envie de fuir était déjà bien présente, presqu'inévitable, comme un passage obligé dans l'esprit de Daphnée. Elle avait d'ailleurs évoqué cette possibilité avec Eleonore, en suggérant qu'elles pourraient s'en aller ensemble, mais elle avait bien vite compris que chercher son soutien dans sa fugue serait inutile. Elle ne partirait pas où Nathaniel ne serait pas.

Elle avait toutes les difficultés du monde à le comprendre, mais elle était contrainte de faire avec cet implacable constat. Alors oui, se confier sur ses intentions d'évasion, elle pouvait encore le faire... Répondre à la question où, c'était une autre affaire. Afin de se saborder jusqu'au bout, elle devrait peut-être répondre complètement à cette question. Mais l'honnêteté, dans ces circonstances, la priverait de ce rassurant échappatoire qu'elle envisageait encore comme une hypothèse, qui deviendrait sa réalité plus vite qu'elle ne se l'était imaginait.

-Je ne sais pas, répondit doucement la jeune fille, en hochant la tête de gauche à droite, comme si le projet n'avait pas une forme plus précise dans son esprit. Juste... le plus loin possible.

Et le plus loin qu'elle connaissait, c'était évidemment le royaume du bout de l'océan. Depuis sa conversation avec Gorav, sans être devenu un projet concret, c'était du moins devenu une idée fixe, une possibilité, une opportunité. Le natif de l'autre royaume n'avait pourtant rien fait pour lui vanter les mérites de ces terres étrangères. Ce serait même tout l'inverse, plutôt, d'ailleurs. Une terre de misère et de désolation, de sécheresse et de désert. Pourtant, cette idée l'attirait.

Pas le soleil brûlant, pas le désert à perte de vue, juste l'idée d'un ailleurs presque mythique, au point qu'elle ait longtemps douté de son existence. Où elle pourrait disparaître, s'évaporer, faire oublier ce nom que la rouille de sa geôle de l'île des Soupirs n'avait pas entièrement effacé. Disparaître dans un univers d'une autre nature. Si elle devait partir, ce serait là-bas, mais elle ne pouvait se permettre d'en parler à son interlocutrice et prendre le risque qu'Orianne aille le répéter.
   

   

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st-ce que Daphnée pouvait vraiment être certaine qu'elle serait plus heureuse en étant loin ? Non, bien sûr que non. Même si elle était encore bien jeune, elle avait bien compris qu'il y a toujours un fossé entre nos aspirations et ce que l'on obtient finalement. Combien de fois, par exemple, avait-elle espéré et attendu de quitter l'île des Soupirs. Ce rêve semblait inatteignable, puis Eleonore était arrivée, et c'était devenu possible.

Elle avait été libre, et pourtant, elle vivait encore l'enfer. En prison, elle était malheureuse, prostrée, affamée... mais elle était à l'abri de la sorcière, et de l'influence nocive de Nathaniel qui, bien qu'il occupait la cage en face d'elle, ne pouvait pas lui faire de mal. Maintenant, elle vivait avec la peur au ventre, et une haine croissante envers celui qui avait pourtant participer à la libérer. Alors elle espérait qu'elle réussirait à changer la donne... Sans aucune assurance d'y parvenir.

Son désir de fuir, d'échapper aux monstres de son quotidien, était peut-être un nouveau leurre, et si jamais elle devait le concrétiser, elle se retrouverait peut-être dans une situation qui n'aurait absolument rien à envier à la précédente, mais c'était malheureusement plus fort qu'elle. La solitude, elle pensait pouvoir vivre avec, elle n'était plus à ça près. Et même si elle avait eu des voisins, en cellule, elle avait été seule, seule avec le souvenir de Louis. Oui, maintenant, elle n'était plus si seule. Elle avait Anthony, elle avait Eleonore... même Orianne, elle l'appréciait. Mais elle pouvait renoncer à cette compagnie, pour son propre bien... égoïstement. Quant aux nouveaux dangers. Ils existeraient forcément, mais le fait qu'ils soient inconnus avait quelque chose de relativement rassurant. Ce pouvait sembler assez improbable, mais c'était le cas. Plus elle y pensait, plus elle trouvait de pour à son intention de partir, et finalement bien peu de "contre".

-Plus heureuse, je ne sais pas. Elle était trop jeune, beaucoup trop jeune pour dire des choses pareilles, mais la vérité, c'est que Daphnée avait renoncé au bonheur pur et simple depuis un long moment déjà, et quelque part, elle n'en voulait pas. Être heureuse quand son frère n'aurait plus aucune occasion de l'être, elle trouverait ça injuste envers lui en réalité. Mais soulagée, je pense, oui.

Soulagée de ce poids qui lui pesait sur le coeur, et qui lui faisait un mal terrible.

-Tu n'en parleras à personne, n'est-ce pas ?
   

   

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ien ne garantissait à Daphnée que le fantôme tiendrait sa langue. Même si elle avait décidé de lui faire suffisamment confiance pour lui adresser la parole, cadeau qu'elle ne faisait définitivement pas à grand-monde, cela ne voulait pas dire qu'elle était sûre d'avoir bien fait, tout comme rien ne lui garantissait vraiment qu'elle ne chercherait pas à prévenir le reste des rebelles de ses intentions, pas tant par esprit de trahison que dans l'intention de la protéger. On ne tenait que rarement son point de vue d'enfant comme un acquis, et elle le savait très bien. Mais Orianne n'était pas comme les autres, et le fait que justement, elle ait vis-à-vis de sa situation une distance que des personnes comme Anthony ou Eleonore ne pouvaient définitivement pas avoir la rassurait plutôt.

Orianne lui promettait de ne rien dire à personne, et sur le moment, au ton de sa voix, à l'intensité de son regard, Daphnée fut totalement convaincue du fait qu'elle ne dirait rien. L'avenir lui apprendrait si elle avait eu raison ou tort, tout comme l'avenir lui apprendrait si elle avait réussi ou non à aller au bout de ses résolutions. Mais dans l'attente, eh bien, il était dans tous les cas trop tard pour reprendre ses propos, pour revenir en arrière. Et elle n'en avait bien sûr pas la moindre envie, loin s'en faut.

Daphnée hocha doucement la tête quand son interlocutrice lui conseilla tout de même de prendre grand soin d'y réfléchir avant de prendre une décision définitive. Elle en avait l'intention, oui, mais le fait de le promettre, même non verbalement, l'engageait d'une certaine manière auprès de son interlocutrice. Pour Daphnée, toute promesse avait une valeur, peut-être parce qu'on lui en avait trop faites, dans sa courte vie, qui n'avaient jamais été tenues. Alors, forcément, à présent, elle tentait de ne pas reproduire l'erreur de tous ceux qu'elle avait trahi. Raison pour laquelle elle était capable de promettre à Orianne de réfléchir, mais incapable de promettre à Eleonore de ne pas s'en aller, au point d'éluder le sujet autant que possible quand bien même elle voudrait pouvoir en parler à coeur ouvert, au fond.

-D'accord, verbalisa-t-elle doucement. Oui, elle réfléchirait, tout comme elle ne faisait que ça, cogiter, depuis un moment. Elle pèserait le pour et le contre. Et un jour... qui sait, elle partirait. Ou déciderait de ne pas partir. Merci beaucoup. J'avais besoin d'en parler à quelqu'un.

De parler tout court, en fin de compte.
   

   

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