La vengeance est un plat qui se mange à toute heure. [pv Geoffroy :333]

"T

u ne vas pas être contente", l'avait prévenu Sin au moment de lui annoncer qu'un homme entre la vie et la mort attendait devant sa porte, sans doute en proie au mal du désert ou à une violente insolation. Guiti ne prit pas ses paroles au sérieux. Elle s'y était faite avec le temps, mais elle devait bien reconnaître avoir quelque difficulté avec l'humour constant de son cher et tendre. Avec lui, tout pouvait être prétexte à légèreté. Donc même si elle devait potentiellement prendre ses avertissements pour argent comptant, elle préférait rester sur ses gardes.

Guiti n'était pas regardante sur ses patients, du moment que ceux-ci payaient. Pas forcément un grand prix, tout dépendait du client, mais au moins un paiement symbolique. Depuis qu'elle avait décidé de mettre ses pouvoirs à profit et de s'établir comme guérisseuse, elle avait vu de tout... des maux en tout genre qui faisaient qu'à ce jour, il n'y avait plus grand-chose qui soit susceptible de l'impressionner. Des hommes lui avaient vomi dessus, craché du sang au visage, elle avait vu des membres découpés, des mains, souvent, quand des voleurs avaient été pris sur le fait, elle avait vu quelques malades imaginaires, également. De tout, définitivement de tout. Et elle n'était plus à ça près. Aussi ne voyait-elle pas vraiment en quoi elle pourrait "ne pas être contente" (quoique c'était un état relativement constant chez elle). A moins qu'il s'agisse de quelqu'un qu'elle connaissait et qu'elle n'aimait pas ? Ce n'était pas le choix qui manquait, pour le coup.

Enfin, parmi tous ceux qu'elle détestait, il n'y avait personne qu'elle détestait au point de vouloir les fuir. C'était plutôt les autres qui, quand elle les détestait, avaient le bon sens de la fuir. Bref... dans tous les cas, la réponse se trouvait dans l'entrée, où Sin avait proposé à son nouveau patient d'attendre. Le regard de la sorcière tomba sur lui...

Sin avait eu raison. Elle n'était pas contente... Elle était... hors d'elle. Comment avait-il pu seulement laisser cet homme pénétrer dans leur demeure ? Cet homme était un Féerien, ça se voyait à sa peau claire, bronzée par le soleil, certes, mais trop clair pour que ce type puisse prétendre être un natif. Il avait l'âge d'avoir combattu durant la guerre. L'un de ces rescapés qui n'avaient pas pu franchir la barrière à temps ? Guiti savait qu'il en traînait un ou deux comme cela sur leur territoire, mais c'était la première fois qu'elle en rencontrait un. Ce type paraissait sacrément mal en point, mais Guiti ne lui adresserait aucune compassion. Son premier réflexe fut de vouloir le virer de chez elle, mais elle se ravisa. Il y avait mieux à faire, en fin de compte.

-Qu'est-ce qui vous arrive ? demanda-t-elle d'une voix froide en se rapprochant de lui pour l'observer plus attentivement.

Intérieurement, elle jubilait de le savoir si mal.

G

uiti adressa un Féerien un regard qui signifiait très clairement "sans déconner ?" quand ce dernier lui répondit pour commencer qu'il se sentait mal. Encore heureux, il ne manquerait plus qu'il ait eu le culot d'aller frapper à sa porte sans véritable symptôme, mais là encore, bien sûr, on ne demanderait pas à Guiti de se montrer objective sur la situation, elle n'avait pas la moindre intention de perdre son temps à l'être, sous aucune forme de prétexte. Elle l'observa, l'homme avait vraiment, vraiment l'air mal en point, et comme elle prenait plaisir à le voir souffrir ! C'était cruel ? C'était sadique ? Pas moins cruel et sadique que ce que les gens que cet homme avait servi aveuglément avait fait subir à son peuple, à sa famille.

S'il était venu trouver chez elle de la douceur et de la compassion, eh bien il pourrait attendre encore longtemps... déjà qu'elle n'était pas complètement décidée à le soigner... selon le mal qui l'habitait, elle pourrait tout simplement... faire le choix de le laisser mourir à petit feu... comme ce serait satisfaisant. Ce serait se rabaisser au niveau de l'ennemi, certes, mais après tout, pourquoi faudrait-il toujours se montrer plus digne et plus moralement irréprochable que son adversaire. Certains en tiraient peut-être une certaine forme d'arrogance, Guiti de son côté aurait surtout tendance à trouver cela profondément stupide, à dire vrai. Elle afficha un sourire satisfait en entendant l'homme assurer qu'il avait besoin d'elle. La pensée lui était plaisant : un Féerien qui avait désespérément besoin de ses services. Difficile pour elle de ne pas jubiler en entendant ce genre de choses. Avait-elle envie de s'en cacher par ailleurs ? Oh, pas franchement, non.

-Cessez donc de geindre le temps que je vous examine, se contenta de répondre Guiti sans la moindre once de douceur ou d'empathie dans la voix ou dans le regard (eh quoi, elle n'allait pas jouer les hypocrites juste pour le plaisir... puisque ça ne lui en apporterait aucun, justement). Elle le considéra longuement, appuya sa main sur son front, écouta les battements de son coeur. Vous êtes complètement déshydraté, et vous avez une grave insolation. C'est ce qui arrive quand on force son organisme à un climat et un environnement qui ne sont pas faits pour nous, décréta-t-elle d'un ton mauvais.

Ces maux typiques, qui pouvaient à vrai dire tout à fait arriver aussi à de simples natifs, pouvaient être graves, voire vitaux s'ils n'étaient pas pris en charge rapidement, mais Guiti prenait son temps, à plus forte raison qu'en sa qualité de sorcière, elle n'aurait pas besoin de faire grand-chose, en réalité, pour remettre cet homme sur pied. Elle avait tout ce qu'il fallait dans son inventaire... ce qui n'allait pas l'empêcher de prendre tout le temps qu'elle voudrait.

G

uiti fronça les sourcils avec sévérité à la réponse de son interlocuteur. Certes, il disait sans doute vrai, ils étaient plus d'un à s'être retrouvés coincés ici après la guerre, mais très peu avaient survécu. Ceux qui restaient étaient des blessés que l'on n'avait pas accepté de ramener sur le trajet inverse, et qui n'auraient pas survécu dans tous les cas... les autres... les autres avaient pour beaucoup été assassinés directement par des natifs convaincus de leur bon droit, et ce n'était pas Guiti qui jugerait leurs actes. Dans son esprit, aucun Féerien n'aurait dû survivre, et elle se fichait bien des actes cruels qui avaient été commis, ce peuple avait été bien plus cruel avec les leurs, ils les avaient soumis à une misère terrible... alors oui, elle déchargerait sa cruauté sur ces exilés involontaires sans aucun scrupule, tant qu'ils seraient vivants et autorisés à respirer sur des terres qui n'étaient pas les leurs.

-Vous devriez mettre plus de coeur à l'ouvrage, répliqua la sorcière sans aucune forme de compassion, définitivement aucune. Vous pourriez essayer de rejoindre vos terres à la nage, vous souffririez moins de la chaleur, déjà, ajouta-t-elle avec mauvaise humeur. Qu'il tente de partir à la nage et qu'il se noie. Si cet endroit lui déplaisait, il aurait dû disparaître et mettre fin à ses jours depuis longtemps, dans tous les cas. Ceux qui prétendaient ne pas être là par choix étaient à ses yeux de véritables hypocrites. Rien ne les retenait, après tout, de prendre la poudre d'escampette et de fuir de la façon la plus radicale qui soit. Vous êtes bien content d'être ici quand il est question d'abuser de notre générosité et de nos capacités, ajouta-t-elle, toujours aussi désagréable et renfermée.

Il acceptait bien d'être soigné par une native, pas vrai ? Et bien il devrait plutôt décider de rester parmi les siens, et s'il ne réussissait pas pour autant à s'en tirer, eh bien soit, les dés seraient jetés.

-Oui, je peux faire quelque chose pour vous, soupira-t-elle après un moment.

Guiti était désagréable et d'une infinie mauvaise foi, mais elle n'était pas un assassin, jamais elle ne laisserait mourir un habitant de ces terres, quand bien même ce dernier était un être humain, elle refusait de porter un tel poids sur sa conscience, ses paroles étaient toujours virulentes, mais au fond, son âme était peut-être plus pure et plus généreuse que ce qu'elle voulait bien accepter d'admettre. Elle finit par fouiller dans ses affaires et en retira une fiole qu'elle tendit à son interlocuteur.

-Buvez ça, ça devrait aller mieux après, lui dit-elle alors.

Elle utilisait le conditionnel, mais elle savait de source sûre que ce serait le cas. Ses capacités n'étaient jamais à remettre en question. Jamais.