Le passé ne nous laisse jamais tranquille. (Guiti)

S

i cela ne tenait qu'à elle, si sa vie et sa réputation, et surtout si la vie de Sin n'était pas en jeu, elle laisserait cette capricieuse petite princesse de rien du tout avec ses fichus maux de ventre qu'elle ne devait sans doute qu'à un excès de friandise et lui souhaiterait par ailleurs de crever la gueule ouverte. Guiti n'avait aucune affection pour la princesse Minati, pas plus qu'elle n'en avait pour son père, celui qui n'avait pas su lutter, celui qui avait céder au marché féerien pour son propre confort en laissant son propre peuple affronter la misère la plus absolue.

Elle les détestait, tous autant qu'ils étaient, pour peu qu'ils porte le nom de Raddhal, mais elle avait pris sur elle. Elle ne craignait pas l'assaut des sabres, elle était une sorcière, après tout, mais être avec Sin avait modifié certaines de ses perspectives. Son mari se plaisait à dire qu'il l'avait radoucie, elle n'était pas de cet avis. En revanche, elle ne pouvait pas lui donner tort quant au fait qu'il lui avait fait reconsidérer certaines de ses visions, un certain nombre de ses perspectives. Elle ne se voyait plus agir ainsi qu'elle l'avait toujours fait dorénavant. Elle ne le pouvait pas sachant que sa vie dépendait d'une autre, trop précieuse pour être négligée.

Alors oui, à contrecoeur certes, elle avait consenti à aller trouver la princesse, qui n'était au final pas si mal en point que ça... la gamine en rajoutait clairement dans le seul but d'apitoyer son père, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, mais ce dernier marchait, alors... L'avantage, c'est qu'en deux temps trois mouvements, elle avait pu guérir les maux imaginaires de la princesse. La gratitude éternelle du sultan ne l'intéressait certainement pas, mais elle ne pouvait tout de même pas cracher sur la monnaie qu'elle recevait en retour. Qu'elle le veuille ou non, elle était au moins partie animée par le goût de l'or.

Ce fut Latika qui la reconduisit vers la sortie. Latika, son presque alter-ego, dans une autre vie, dans d'autres circonstances, elles auraient peut-être pu être les meilleures amies du mondes, mais Guiti ne savait pas pardonner à Latika ses erreurs passées. Elle était en grande partie responsable, selon elle, de la déchéance de leur peuple. Son crime d'autrefois, celui d'une femme amoureuse et donc naïve, était impardonnable.

-J'aimerais dire que c'était la moindre des choses. Je te souhaiterais également un bon retour auprès de ton futur mari, mais ce serait encourager tes fiançailles absurdes avec le sultan. Guiti planta son regard de Latika. Quand cesseras-tu donc de t'enticher des hommes les plus méprisables qui soient ?

Encore que dans le cas du sultan, elle voulait bien croire que c'était son or plus que l'homme qui le possédait qui intéressait la jeune femme.

-J

e ne te demande de me rendre aucun compte, je ne fais que te poser une simple question, pas besoin d'être à ce point sur la défensive, répondit Guiti d'un ton abusivement décontracté.

C'était vrai en soi, elle ne demandait effectivement pas à ce que Latika lui rende des comptes, c'était trop tard pour ça, elle cherchait simplement à l'accabler sans contrepartie, parce qu'elle ne pouvait tout simplement pas lui pardonner ce qui s'était passé il y a deux décennies de cela, ces manigances dont elle avait été l'une des principales actrices. En revanche, il est certain que la question n'était pas posée en toute simplicité. Et même, si Latika devait effectivement rendre des comptes, Guiti estimait que ça devait être à tout son peuple.

Dorian Lhydre avait été exécuté sur la place publique, sa tête tranchée devant la foule, et Guiti avait assisté docilement au spectacle avec une mine satisfaite, mais ce jour-là, de nombreux autres auraient dû eux aussi subir cette exécution publique : pas seulement Edgar, Anthony et Nathaniel, même si ces exemples étaient les plus édifiants, mais Latika tout autant... Et ses frères aussi, sans doute, pour avoir à ce point dérogé à leur devoir sacré. Et dire qu'à présent elle voulait parader au bras du sultan. Peu importe ses motivations, ce comportement était à vomir aux yeux de Guiti, qui était incapable de l'accepter, de le cautionner.

Et si elle se permettait d'avoir un avis non pas sur tout mais bel et bien sur la situation, c'était bel et bien que la guérisseuse estimait avoir eu un comportement irréprochable de son côté. Tout d'abord, oui, elle avait trouvé la perle rare en la personne de Sin (va savoir si Latika était ironique ou non en prononçant ces mots mais Guiti ne pouvait les entendre qu'au premier degré puisqu'il s'agissait là de la plus stricte vérité), ensuite, elle n'avait jamais rien fait qui puisse nuire à son peuple, à la survie, à la liberté, à la réputation des siens, et s'il est vrai qu'elle supportait la présence du sultan, jamais elle n'irait s'acoquiner avec lui en dépit de l'insistance des regards que lui lâchait ce gros pervers quand elle était dans les parages. Latika n'avait pas la conscience tranquille et ça se voyait. Elle ne pouvait même pas se défendre de ce qu'elle avait fait. Et pour cause, elle était tout bonnement indéfendable.

-De toute évidence tu dois l'entendre davantage puisque tu n'en tires pas les leçons qui s'imposent. Elle croisa les bras. Si tu es si vexé que l'on s'attaque à ton image, fais ce que tu dois faire pour qu'elle soit plus acceptable. Tu crées ton propre malheur et tu t'y enfonces. Tu n'es pas encore l'épouse du sultan, alors annule tes noces, tu te respecteras déjà davantage.

-N

ee pas se soucier de son image est un tort immense, je te pensais tout de même bien plus intelligente... ma foi, j'ignore d'où me vient ce préconçu tant tu affiches une bêtise toujours plus crasse à chaque fois que nos chemins se croisent, répliqua Guiti en soutenant le regard de son interlocutrice.

C'était bien beau de dire que l'on se moquait de tout et de tout le monde ainsi que de l'image que l'on offrait à son entourage, mais ainsi dénier l'importance d'une réputation était une erreur sans nom aux yeux de Guiti. Pourtant, était-elle bien placée pour parler ? Elle n'avait pas forcément bonne réputation non plus. En revanche, elle estimait revêtir précisément l'image qu'elle devait revêtir, elle ne parierait clairement pas que ce soit le cas de son interlocutrice. Elle était plutôt convaincue que cette dernière n'était pas fière de cette image, quoi qu'elle puisse en dire, et pourtant, elle continuait de s'enfoncer, encore et encore, à un point tel que c'en deviendrait presque absurde. On pourrait affirmer que ce n'était jamais que son problème, mais Guiti estimait que c'était leur problème à tous, car les décisions hasardeuses de Latika avaient déjà eu des conséquences cruelles sur leur royaume tout entier. Certains pouvaient bien faire l'impasse, elle jamais.

-Coucher avec le sultan, c'est donc faire ce qu'il faut faire. Pardonne-mon langage mais ta connerie est confondante, Latika, à moins que tu éprouves de la satisfaction à agir en royale catin ! Jouer de son corps et de son charme n'est jamais une situation acceptable ou viable, c'est ce qui nous relègue, encore et toujours, au statut d'objet disposables que nous devrions jamais être, reprit Guiti qui décidait de ne pas mâcher ses mots.

Oh non, elle allait dire exactement ce qu'elle pensait, et au diable les conséquences : quelles conséquences, de toute manière ? Il n'y en aurait pas pour elle. Oui, Guiti était violente envers Latika, mais une part d'elle se disait que cela l'aiderait peut-être à se réveiller et à prendre les bonnes décisions. Ceci dit, il y avait peu de choses. Il y avait tout de même plus de chances pour qu'elle s'enfonce encore davantage dans l'erreur, parce qu'elle estimerait que ce serait là une manière de prouver qu'elle avait eu raison, alors qu'il ne pouvait rien y avoir de plus faux, bien évidemment.

-Tu ne peux rien changer au passé, en effet, mais il y avait mille manières de réparer tes erreurs - dans la mesure où elles sont réparables - en conservant le peu que tu possédais encore de dignité, reprit-elle alors.

Oui, son mariage était peut-être stratégique, comme elle le laissait entendre, mais aux yeux de Guiti, ça ne changeait rien. En fait, c'était peut-être encore pire vu ainsi.