Fiction - Les Ailes arrachées [Partie 3]

Nous étions là, tous les six… La réunion la plus singulière et la plus anxiogène que l’on puisse concevoir.

Je ne sentis pas mes pas me porter, étranger à moi-même, à mes pensées, à mon corps… tandis que je me laissais entraîner par Gorav, loin, le plus loin possible de la foule. Tout m’apparaissait comme proche et lointain en même temps. L’épaisseur des cris de liesse, compacts et mous, ricochait contre mes tympans. J’étais comme un nuage, mais un nuage de pluie, gris oppressant. Mes pensées ne faisaient plus sens, mon cœur tambourinait sans plus de raison de battre. Comme la fleur et la coquille vide, on avait aspiré l’âme, arraché les pétales, et je n’étais plus rien.

Il nous avait conduits chez Ayanna, mais sur place nous attendait simplement un mot dont seul Gorav sut décrypter le contenu… Et nous reprîmes la route. Combien de temps cela nous prit-il ? Il ne pouvait s’être agi que de quelques minutes… ou bien d’heures à rallonge. Quelle importance ? Le temps avait interrompu son cours, pour ce que je songeais être toujours. Celui de Dorian s’était arrêté… Pourquoi donc faudrait-il que celui des autres, et le mien surtout, se poursuive ? Pour moi, ça n’a pas le moindre sens. Mon temps, en tout cas, n’avait plus lieu d’être. Et pourtant, je lui ai survécu. Je leur ai à tous survécu… sans m’en ressentir le droit. Jamais… J’ignorais où nous nous dirigions, ni vers qui, ni vers quoi. Je suivais, je subissais. Et finalement… nos pas s’arrêtèrent face à une porte qu’ouvrit devant nous un Edgar victorieux.

Et nous étions là, tous les six… Non, en fait, nous étions sept. Dans l’ombre, une silhouette immobile nous jaugeait, mais je ne l’avais pas vue tout de suite.

Tout de suite, d’ailleurs, je ne vis en vérité rien du tout. Seulement Nathaniel qui se précipitait vers moi et qui, d’une prise ferme, m’attrapa dans ses bras sans me laisser comprendre ce qui m’arrivait. Au creux de cette étreinte, mon corps tremblait vigoureusement. Sa voix était un souffle quand, à mon oreille, il adressa ces seuls et quelques mots. J’ignore s’il les avait déjà dits en les pensant, j’ignore s’il le dirait à nouveau en y croyant. Mais sur le moment, je consentais à le penser sincère. Même si ça ne changeait rien, quoi qu’il en soit. Et surtout, ça n’excusait rien.

– Je suis désolé.

D’un geste brusque, je rejetais Nathaniel, qui se recula sans insistance. Je ne pouvais pas pardonner. Fermer les yeux, même une fraction de seconde, arrachait à mes pupilles la vision de Dorian, de sa tête ballottée à travers la foule tel un vulgaire jouet. C’était sa faute. Qu’il soit désolé (ce qui restait différent du fait de s’excuser) m’était au fond complètement égal. Même si un soutien, une étreinte, était peut-être ce dont j’avais le plus besoin, au fond.

– Qu’est-ce qui se passe, ici ? me contentai-je de demander.


Ce fut au moment où je prononçais ces mots que je vis s’agiter la silhouette que je n’avais pas aperçue jusqu’alors. Moi, Edgar, Nathaniel, Gorav, Ayanna, Emma et… cette femme à l’air sale et revêche, qui me toisait, le visage dévoré par un sourire édenté. La pâleur extrême de sa peau trahissait son origine. La flotte féérienne serait-elle déjà sur les côtes du royaume du bout de l’océan ? Non, je ravalais très vite cette pensée. C’était impossible. Il était trop tôt, pourtant, elle était là.

– Anthony, je te présente Odelle, déclara Edgar, ne coupant pas vraiment court pour autant aux interrogations qui m’habitaient. Odelle est une sorcière. Et elle va nous être d’une grande utilité dans les temps à venir.
J’ignorais encore à quel point, mais je savais, en revanche, sans nul besoin d’en douter, qu’une association, quel qu’en soit la nature, avec cette femme, serait par essence inhumaine. Je n’en mesurais seulement pas l’ampleur.
– Nos forces armées auront le plus grand besoin de son secours, poursuivit Edgar, répondant aux questions que je n’avais pas même songé à articuler. Même si notre victoire ne saurait faire aucun doute. Je serrai les dents. Mais ce n’est pas pour cette raison que je vous ai demandés de venir ici.
Il marqua une pause, satisfait, cela ne faisait aucun doute, de l’attention qu’il parvenait si bien à accaparer. Il avait dû attendre et planifier ce moment avant même notre premier voyage au Royaume du bout de l’océan. Je l’écoutais, le regard fixe. L’attention qui me manquait, cette part de moi restée sur la place du palais, auprès du corps décapité de Dorian, avait regagné mon esprit non sans une certaine brutalité.
– J’ai longuement songé à ce que j’allais faire de vous tous, et je crois que j’ai su finalement aboutir à une conclusion satisfaisante.
Mais uniquement pour, c’était l’évidence. Mon regard se tourna vers Nathaniel, à travers son pâle sourire, je lisais des sentiments qu’il exprimait en temps normal si peu… Comme une insaisissable angoisse que ses traits peinaient à dissimuler. Pour toute la rancœur que j’avais envers lui, la peur me tenaillait tout de même. Je venais de voir mourir Dorian, je refusais que Nathaniel meure à son tour. Pourtant, quel autre sort Edgar pourrait-il bien lui réserver ? C’était au fond trop évident.
– Je n’ai pas l’intention de tuer Nathaniel, affirma Edgar, comme s’il avait lu dans mes pensées… Mais ces dernières n’étaient pas, il est vrai, les plus difficiles à décrypter. Il marqua une légère pause. Je ne peux pas.
Encore à ce jour, j’ignore s’il estimait faire preuve de clémence envers lui, envers nous, en agissant de la sorte où s’il avait simplement dépassé un seuil de cruauté tel qu’il en était devenu parfaitement inarrêtable.
– Tu devrais, répliqua Nathaniel d’une voix morne, apparemment conscient de ce qui l’attendait. Si tu ne le fais pas, c’est moi qui te tuerais.
Edgar répondit par une simple esquisse de sourire.
– Eh bien, qu’est-ce que tu attends, alors ?
Je vis le regard de Nathaniel se poser furtivement sur Odelle. Il n’avait guère besoin d’ajouter quoi que ce soit.
– Bon, nous avons du chemin à faire, décréta le presque-roi en se frottant les mains.
– Je ne vais nulle part, et Ayanna non plus, rétorqua Gorav en se rapprochant de sa sœur pour saisir sa main dans la sienne.
Edgar tourna vers lui un regard indifférent.
– Tu peux rester ici, ta présence ne me sert à rien, mais ta sœur, en revanche, m’accompagne.
Je portais une attention plus vive à Ayanna et Emma, et je constatais alors ce que je n’avais pas remarqué avant cela. Elles étaient restées immobiles, silencieuses, depuis les débuts de cette conversation. Le regard vitreux, elles étaient aussi statiques que de simples statues.
Ensorcelées.
– Ayanna…, tenta de la presser Gorav. Mais elle ne réagissait pas.
– Bon, assez perdu de temps, soupira Edgar d’un ton las en adressant un geste de la tête à la sorcière.
L’instant d’après, Gorav se retrouvait propulsé contre le mur le plus proche. Quand il s’effondra au sol, j’entraperçus un mince filet de sang le long de son front.
– Si plus personne n’a d’objection, on y va.
Nathaniel sembla vouloir dire quelque chose. Mais il se ravisa. Ce fut finalement ma voix qui osa s’élever, hésitante, maladroite.
– Où ça… ?

L’île des soupirs.

Sur la plage, Charron nous attendait. Même figure taciturne que celle que tu as pu connaître, d’aussi loin que je me souvienne, il n’a jamais changé d’une once, un vieillard comme venu d’outre-tombe, navigant entre deux eaux, entre deux mondes, indifférent à nos drames personnels. Il attendait là, nous scrutait du regard, comme s’il avait toujours été présent, comme s’il nous attendait depuis les origines de ces terres. Ma première rencontre avec lui m’avait glacé le sang. Toutes mes rencontres avec lui me terrifieraient tout autant. Il ne nous salua pas. Nous ne le saluâmes pas non plus. Personne n’osait prononcer le moindre mot, seuls les sanglots d’Ayanna rompaient le silence, en dépit des efforts inconditionnels d’Emma pour tenter de l’apaiser, de la calmer. D’un geste par trop directif, Edgar nous désigna l’embarcation qui, à l’instar de Charron, avait semble-t-il toujours été là, à guetter notre venue. Aucun de nous ne savait ce qui nous attendait, aucun de nous ne savait quelle serait notre destination, mais le regard scrutateur de la sorcière nous imposait d’obéir, se moquait bien de nos désirs ou de nos appréhensions. Nous avons progressé à travers les eaux sombres, vu les terres arides du royaume du bout de l’océan disparaître dans notre dos, cela dura des heures. Cela aurait pu durer des jours, quelle importance. Dans le silence de cet entre-deux, au-dessus et en-dessous du néant, nos vies ne semblaient plus nous appartenir. Et à cet instant, en effet, elles ne nous appartenaient plus. Je ne suis pas certain que nous ayons su les reconquérir un jour… pour ceux qui ont survécu… En fait, je ne suis pas certain qu’aucun de nous ait réellement survécu à cet instant.

L’embarcation accosta aux abords d’une île que tu n’as que trop bien connu. Celle dont tu t’es échappée n’est pas bien différente de celle que je pourrais te décrire. Tout était seulement… plus neuf, dirais-je. Cette île dont je n’avais jamais entendu parler s’était dressée hors de l’eau juste pour notre venue. Une autre œuvre d’Odelle, appris-je plus tard… Une demeure prison accommodée au goût du futur roi. Le champ de tombes en moins. Pour l’instant. Cela ne durerait évidemment pas.

– Où sommes-nous ? osa finalement demander Emma, dans la première sentence qu’aucun de nous osions prononcer tandis que nous mettions pied à terre et montions les marches qui devaient mener à ce qui n’allait pas être à tous notre dernière demeure… même si Edgar avait dû l’envisager comme telle.
– Tu peux nommer cet endroit comme tu le désires, Emma, après tout, il est à toi ?
– C… comment ça ?
– Ce château et l’île tout entière sont ta propriété à présent.
– Je ne comprends pas…
– Tout deviendra plus clair quand nous aurons achevé notre visite, assura Edgar, qui se délectait de toute évidence de cette petite mise en scène qu’il avait dû prendre un plaisir immense à mettre au point.
La visite, ainsi qu’il l’avait appelée, fut longue et fastidieuse. Il nous égara dans chaque pièce froide au décor de pierre, s’adressant plus spécifiquement à Emma, qui n’y comprenait et qui, au lieu de répondre, choisissait de traduire à Ayanna tout ce qu’elle pourrait ne pas comprendre du discours du futur roi. Ayanna, elle, tremblait comme une feuille. A l’écart, Nathaniel observait, sans presque ciller, sourire sibyllin aux lèvres, mais avec une curiosité mêlée d’angoisse au creux des prunelles. Et finalement, nos pas nous menèrent aux sous-sol. Aux cages… Bien alignées… Terrifiantes. Des lignes infinies de barreaux, l’obscurité la plus entière…. Un courant d’air froid venu de nulle part me glaça l’échine.
– Qu’est-ce que ça veut dire… ? articulai-je d’une voix tremblante.

Mais au fond, je savais déjà pertinemment ce que tout ceci pouvait bien signifier. Je ne voulais pas articuler l’insupportable vérité. Et je n’en aurais eu guère le temps quoi qu’il en soit, puisque Nathaniel prit la parole… Je réalisais alors que ce qu’il y avait de plus pesant que le silence, c’était un silence auquel Nathaniel avait l’affront de participer, lui qui serait pourtant capable, sans doute, de tenir une conversation à lui tout seul. Du bout des doigts, il retraçait les mots gravés au-dessus d’une cellule.
– Ça n’arrivera pas.
Le sourire d’Edgar se fit carnassier.
– Oh si, ça arrive… et ça arrive maintenant.
Je me rapprochais de Nathaniel, lut à mon tour son nom, écrit en lettres bien distinctes au-dessus des barreaux d’une cellule étroite.
– Edgar…
– Voici comment les choses vont se passer, à présent, me coupa-t-il d’un ton ferme et décidé. Cette cellule a été conçue spécialement pour toi. Et celle-ci… Il désigna une autre cage. … est pour toi, Ayanna.
Cette dernière afficha des yeux ronds. Emma se posta devant la jeune femme, la protégeant de toute la force de son corps frêle.
– Je t’interdis de faire ça…
– Mais ce n’est plus de ton ressort, Emma… ça ne l’a jamais été, d’ailleurs. Ces deux cellules sont reliées… Si, d’une quelconque manière, Nathaniel en venait à s’enfuir, à quitter cette cage… Ayanna mourrait dans l’instant. Dans des souffrances que tu serais même incapable de concevoir.
– Ça n’arrivera pas, répéta Nathaniel. Personne ne sera enfermé nulle part. C’est allé trop loin, Edgar. Tu n’as pas besoin de te débarrasser de nous, tu as déjà gagné.
– Je te connais. Je sais quand tu mens… tu n’admets la victoire des autres que lorsque tu penses avoir une longueur d’avance sur eux. Mais cette fois tu te trompes.
Il adressa un signe de la tête à Odelle. L’instant d’après, Ayanna et Nathaniel étaient propulsés dans leurs cages et celles-ci se refermaient aussitôt sur eux. Nathaniel s’égosillait, frappait de toutes ses forces contre les barreaux tandis qu’Emma cherchait tous les moyens possibles de libérer Ayanna.
– Vous vous épuisez pour rien, soupira Edgar. Emma, tu vas me suivre, il faut qu’on se mette d’accord sur l’organisation de cet endroit.
Emma résista d’abord bien sûr, sa main serrant fermement celle d’Ayanna… Mais elle n’eut d’autre choix que de se laisser entraîner hors des geôles, suivie de près par la sorcière.

Moi, je restai en arrière… Et pendant plusieurs secondes, il n’y eut qu’un silence de plomb.
Puis.
– Fais-moi sortir d’ici.
Instinctivement, mon regard se tournait vers Ayanna. Aurais-je agi différemment si je n’avais pas craint pour sa vie ? Je pourrais prétendre que oui. La vérité… c’est que voyant Nathaniel, je pensais à Dorian, la tête détachée de son corps, le regard envahi de néant, et tout à coup, dans l’ombre qui le dévorait, je le trouvais à sa place.
Je fis non de la tête.
– Anthony. Son regard me transperça. S’il te plaît.
Je baissais les yeux, incapable de soutenir son regard.

– Adieu, Nathaniel.

J’ai vécu dans l’épaisseur d’un brouillard. Tout était flou, réel et en même temps hors d’atteinte. Je pourrais prétendre que mon absence était le produit seul d’un désappointement profond, d’un traumatisme qui me poursuivrait toujours, que les pouvoirs de la sorcière, l’autorité d’Edgar, m’avaient poussé dans mes retranchements, forcé à l’inaction et au mutisme. C’est faux. Si de la guerre, je n’ai qu’un souvenir incertain et diffus, ce n’est pas uniquement parce que celui qui deviendrait mon roi m’a gardé d’y participer, c’est que je le voulais bien. J’avais peur et envie de mourir en même temps. La lâcheté m’a gardé du côté des vivants. Edgar voulait que je reste en vie, j’ai obéi, et j’ai attendu.

De la guerre, je n’ai eu que des échos, les rapports réguliers d’un monarque sûr de lui et de l’issue d’un combat que nous devions emporter. Si mon camp était bel et bien celui des vainqueurs. Les combats durèrent vingt-six jours. Depuis ma cachette, barricadé que j’étais dans une honte épaisse, j’entendais les cris, de rage ou de douleur, les hurlements, de terreur ou de victoire. Puis après, il n’y eut que le silence.

De la guerre, oui, je ne saurais me remémorer que l’après. Quand j’osais enfin ouvrir les yeux sur le monde que j’avais abandonné, et qui lui aussi m’avait négligé, je ne reconnaissais plus rien. Le sable sous mes pieds n’était plus ocre mais rouge imbibé du sang qui s’écoulait par endroits en fine rivière rubis. Les corps avaient été entassés au hasard des recoins où leur vue et surtout l’éprouvante odeur qui s’en dégageait s’avérerait moins incommodante pour ceux qui osaient encore s’aventurer dans ces rues semble-t-il désertées. Le bilan était douloureux… Et c’était l’ennemi qui avait été le plus affecté… il ne devait jamais complètement se relever. Au mieux rétablir son honneur, petit à petit. Mais je n’ai plus rien à t’apprendre à ce sujet.

Pour chaque pas que je faisais, un frisson glacé m’encombrait les veines. J’avais mal… j’entendais l’écho de tous ces cris à jamais éteints… J’avançais au côté d’Edgar, et mon regard ne quittait pas le sol de vermillon teinté, je n’osais pas lever la tête, j’avais peur de croiser un regard, de lire dans des yeux étrangers : Regarde, vois ce que tu nous as fait. Tu n’es pas moins coupable que lui. Mais lui, il gardait la tête haute. De sa démarche conquérante, il toisait l’horizon, sûr de lui. Au sommet de son crâne brillait la couronne arrachée au cadavre encore frais de Dorian. Sûr de lui comme il ne l’avait jamais été (et pourtant, il l’a toujours été), il aurait foulé au pied tous les cadavres sur son chemin s’ils n’avaient pas été d’office écartés de la route principale. Nous nous engagions en direction du palais. L’ennemi aux abois, la suite de l’histoire était déjà connue de tous. Ne restait qu’à l’officialiser.

C’était la mort du sultan qui avait scellé pour de bon le destin du Royaume du bout de l’océan. Son fils, jeune premier aux épaules trop frêles pour ses nouvelles responsabilités, n’avait ni le talent ni la verve de prolonger une guerre qui avait déjà déstabilisé l’entièreté de son royaume. Il vivrait sur les miettes d’un empire effondré, mais Edgar avait décidé, pour de bon, que ce n’était pas son affaire. Il ne réclamait pas la suprématie sur ce royaume étranger, il n’attendait pas de gouverner de part et d’autre de l’océan. Il avait voulu fonder son règne sur un coup d’éclat indiscutable. Il avait réussi. Il venait cueillir sa victoire. Pour lui, ce n’était jamais qu’une formalité, ça et rien d’autre.

J’assistais aux âpres conversations du jeune sultan intimidé et du nouveau roi convaincu de sa situation. Pouvait-on seulement parler de conversation ? Edgar menait le dialogue d’une main de maître et ne laissait pas réellement voix au chapitre à son jeune interlocuteur. C’était se plier ou tout perdre, et Adarsh avait choisi son camp. Comme moi. J’éprouvais une forme de compassion presque instinctive pour cet homme à qui on laissait les rênes d’un pays en ruines, avec la seule et unique promesse de ne jamais y revenir. Une promesse qui ne sera même pas tenue. Il lui parla de la barrière, celle qui séparerait nos deux royaumes pour de bon, et s’engagea à ne plus jamais revenir… Bien sûr, il emporterait la lampe avec lui. Il avait gagné. Et tout était si bien planifié que je songeais qu’au premier jour, dès l’instant où le premier Féerien avait découvert les terres de l’autre côté de l’immense et insondable océan, il avait su comment tout allait se passer, qui il allait trahir, qui allait mourir, qui il pourrait garder. Le plus faible, moi en somme. Nous, les pièces d’un échiquier malsain, qui en pensant mener notre propre partie nous engagions dans un jeu qui n’appartenait qu’à lui.

La nouvelle fut annoncée officiellement : les Féeriens quittaient pour de bon le Royaume du bout de l’océan, n’y reviendraient jamais. Le pays retrouverait son indépendance après avoir perdu sa superbe. Personne n’en fut réellement réjoui.

Nous désertâmes le ciel de plomb du royaume étranger et son violent soleil dans un silence proverbial. Le silence. L’ère dans laquelle nous rentrions à présent… Aucun mot n’aura mieux convenu à Edgar : Silence. Que je rompis alors qu’une partie de ma vie s’effaçait dans l’horizon, mince ligne dorée, à peine perceptible depuis nos embarcations. Je rentrais chez moi, mais chez moi, ce n’était plus nulle part.
– Qu’est -ce qui va se passer ? osai-je demander à l’adresse de mon interlocuteur.
Le roi calculateur m’adressa la réponse à laquelle je m’attendais le moins.
– Je l’ignore.
J’arquai un sourcil. J’étais bien incapable de le croire. Il avait tout prévu, il savait parfaitement à quoi il s’engageait, il n’avait aucun doute, aucun scrupule, aucune crainte. Pourtant, je peux reconnaître, rétrospectivement, qu’il ne savait rien. Parce qu’il avait voulu ne pas savoir.
– Ce monde est une page blanche, Anthony. Je me contenterai d’y écrire l’histoire.

Un vent froid, immense, traversa mon échine. L’embarcation glissait doucement sur l’eau sans vague et je fermais les yeux quand, voisine, nous contournâmes l’île des soupirs.

Je reprends mon souffle. J’ai le sentiment d’avoir passé ces dernières minutes, ces dernières heures peut-être (je n’ai plus la moindre notion du temps, j’ai même encore l’impression de me trouver dans une autre époque) en apnée. A présent que je reprends conscience de ce qui m’entoure, je réalise que mon corps tremble comme une feuille et que mon visage est trempé de larmes. J’ai le sentiment d’avoir été enveloppé dans un tout inconsistant tout au long de mon récit, et je reprends finalement conscience, peu à peu. Les traits se précisent, les contours se laissent distinguer. J’essuie d’un revers de ma manche mes yeux humides et croise le regard rond de Daphnée, qui ne cille presque pas. Son regard est humide, comme le mien. Un lourd silence gagne l’espace un long instant. Ni elle, ni moi n’osons le rompre.

Puis, finalement, dans ce que je ne peux qu’interpréter comme un élan d’affection et de compassion, elle se serre dans mes bras. Je resserre cette étreinte aussi fort que possible et ma respiration s’apaise légèrement. Je n’ai pas voulu m’attirer la pitié de Daphnée, j’avais besoin de partager une histoire dont je suis à ce jour le seul tributaire encore vivant. Ou presque. Et revivre cette situation, être à nouveau plongé dans ce calvaire passé qu’il m’a semblé avoir vécu de nouveau avec la même intensité qu’autrefois a été une épreuve particulièrement éprouvante. Je le sais, ce n’est pas juste, c’est un poids que je devrais garder pour moi. Mais je me sens un peu plus léger à présent. Aussi n’ai-je pas réellement de regrets. Exception faite de tous ceux que j’ai pu évoquer.

– Je vais rentrer, souffle finalement Daphnée à mon adresse.
Je m’écarte légèrement, sonde son regard sombre, y lit une lueur de détermination que je ne lui avais connue qu’à quelques réponses.
– Non…
– Je vais rentrer, répond-elle d’un ton ferme, qui ne tolérait pas le moindre contre-argument. Je vais prévenir Minati, elle comprendra. Je ne te laisserai pas seul.

Je me sens partagé, entre un soulagement certain et une insidieuse culpabilité. N’est-ce pas ce que j’espérais, dans le fond, en lui apprenant l’entièreté de mon histoire ? Pas seulement qu’elle comprenne mieux le terreau sur lequel ont été bâtis nos monde, mais pour la ramener chez elle ? Je ne saurais le dire. Je n’y ai pas pensé sur le moment, bien sûr. Mais ce serait mensonger que de prétendre que l’idée me déplaît. Je me suis fait une raison, je sais pourquoi elle s’est réfugiée de l’autre côté de l’océan. Mais je voudrais qu’elle revienne, c’est un fait, et je n’ai même pas la force de la dissuader, au risque de l’entendre regretter. Alors je ne dis rien, je me contente finalement de hocher la tête avec un sourire empreint d’une profonde gratitude.
– Merci…

********

Son cœur battait au rythme des rames qui heurtaient la surface autrement lisse de l’eau sombre. Elle avait hésité, longtemps… trop longtemps, même. Des années à se laisser oublier… Et maintenant, comme un besoin de reconquête d’un passé enterré, elle était là… La peur au ventre mais la détermination au creux du cœur. Après de longues heures de trajet, les bras douloureux, elle accosta. Elle ne quitta pas immédiatement son embarcation de fortune. Elle observait le château dont la silhouette sombre se détachait à peine de tout le reste dans l’obscurité ambiante. Et finalement, au prix d’une grande inspiration, elle se redressa et mis pied à terre. Etourdie, un peu vaseuse, elle passa une main dans sa longue chevelure brune, sale et emmêlée. Enfin, au prix d’une nouvelle respiration soutenue, elle s’engagea sur les marches de verdure, qui en l’absence d’entretien étaient rongées par les ronces et les mauvaises herbes, et ouvrit avec force la porte de la demeure depuis des années désertée.

L’endroit sentait l’abandon et la moisissure, le temps avait doucement effacé les traces des supplices ici subis, mais elle avait le sentiment d’entendre encore l’écho de leurs cris. Instinctivement, comme si elle était déjà venue, elle se dirigea vers le labyrinthe des geôles. Elle trembla. C’était pire que tout ce qu’elle avait imaginé. Un amoncellement infini et vertigineux de cages. Elle avança, s’arrêta devant chacune, tenta de mémoriser le plus de noms qu’elle pouvait, mais il y en avait tant. Elle la chercha du regard, longuement, ses pas se répercutant en écho contre les murs de pierre. Et finalement, elle la trouva. Son nom était à peine lisible, mais elle en reconnaissait les fragments. Son estomac se serra quand, dans un horrible grincement, elle ouvrit la cage et pénétra à l’intérieur. A peine l’espace d’écarter les bras… Il n’y avait plus rien, pas la moindre trace de lui. Elle ne savait pas à quoi elle s’attendait, en réalité… Que cette cage ait gardé l’écho de son éternel sourire, sans doute. Mais il n’y avait rien. Du vide, de l’obscurité, et une odeur pestilentielle, rien d’autre. Elle resta là plusieurs longue minute, assise au sol de cette cellule lugubre. Avant de consentir à ressortir à l’air libre.

Portée par un long frisson, elle gagna le cimetière. Elle évolua entre les tombes sans prêter intérêt à l’amoncellement de croix qui se refermait doucement sur elle. Comme un piège morbide, un étau que se resserrait autour d’elle, de sa propre initiative. Enfin, elle le trouva : l’immense fossé duquel émanait le parfum répugnant de dizaines de cadavres en décomposition plus qu’avancée. Elle eut un haut-le-corps, mais elle ne recula pas quand elle plongea à même la fosse, ses bras fouillant, ses ongles crissant contre les chairs accumulées… Et finalement, elle la trouva.

Le souffle coupé, Bertille serra le lambeau de chaperon rouge entre ses doigts bruns de terre et de sang.
Elle avait retrouvé sa fille.