Ce qui nous manque nous instruit. (Nathaniel :3)

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athaniel avait sciemment adressé à son interlocutrice une réponse qu'il savait n'être que moyennement satisfaisante. C'était sa manière de fonctionner, toujours, sa façon de pousser les autres dans leurs retranchements, et en l'occurrence, sa façon d'éviter d'être pousser dans les siens propres, de retranchements, car il avait beau aimer prétendre et laisser croire qu'il n'en possédait pas, nul ne pourrait être dupe à ce sujet. Il avait ses limites, pour certaines infranchissables, et face à quelqu'un susceptible de l'en rapprocher, sans même s'en rendre compte, il utilisait ses propres parades. Eleonore était de ces rares personnes. La seule, avec Edgar et Anthony. C'était aussi ce qui faisait qu'elle était différente, ce qui faisait qu'elle comptait, même si c'était une chose relativement inexplicable, à dire vrai.

D'ailleurs, avant de répondre à sa question, Nathaniel dut y réfléchir. Pas pour marquer un temps de suspense, quand bien même cela aurait définitivement été son genre, mais parce qu'il n'était pas certaine d'avoir une réponse précise à cette question, ni de vouloir y répondre trop franchement par ailleurs. Et pourtant, il était bel et bien sincère. Eleonore ne ressemblait à personne, et c'était pour cette raison qu'elle l'attirait comme peu d'autres étaient capables de la faire, en dehors de la part de malléabilité qu'il lui trouvait et qui, évidemment, le séduisait largement, car Nathaniel aimait bien trop l'idée de la façonner à son image. Finalement, il prit la décision de lui répondre d'une manière très détournée.

-J'ai souvent eu l'impression d'être né dans le mauvais monde, ou à la mauvaise époque, ou peut-être un peu des deux, d'être un étranger chez moi, ou de ne pas être chez moi. C'est peut-être parce que je n'ai jamais connu mes parents, ou parce que j'étais le petit canard boiteux de la cour du roi, je ne sais pas vraiment, commença-t-il.

Oui, Nathaniel avait décidé de parler de lui. Manière de contourner le sujet ? Peut-être que oui, peut-être que non. En attendant, il lui consentait ces bribes d'information qu'il s'était bien gardé de lui dévoiler jusqu'alors. En partie parce qu'il ne les estimait pas vraiment nécessaires, pas même à la construction de son personnage jusqu'à maintenant. Qu'il ait grandi au sein de la cour, elle l'avait peut-être deviné, qu'il était orphelin, il était certain, en revanche de ne jamais lui en avoir parlé. Cela n'avait jamais été vraiment utile ou pertinent jusqu'ici.

-Je sais que tu ressens ça, toi aussi. Cette impression de ne pas t'appartenir.

Et c'était ce qui faisait d'elle quelqu'un de différent. Pas de tous les autres, pas différente de lui. Mais lui estimait n'être l'égal de personne. Elle était donc différente en ce qu'elle lui ressemblait. Si cela faisait sens.

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athaniel se contenta de servir à Eleonore l'un des nombreux sourires de sa panoplie, l'un des plus sincères, quand elle résuma sa pensée en quelques mots qui correspondaient en effet tout à fait à ce qui les liait tous les deux, ou du moins à ce sentiment commun, ce sentiment de n'avoir sa place nulle part, qui chez Eleonore avait qui plus est dû être exacerbé par le fait d'avoir été rejetée de partout, y compris par sa propre famille. On disait de Nathaniel que le cerner était impossible. Il aimait penser que c'était vrai, il faisait tout pour que ce soit le cas, mais parce qu'Eleonore pouvait peut-être être l'une des seules à savoir raisonner comme lui, même si elle ne s'en rendait pas compte, même si elle ne voulait peut-être pas y croire ou le concevoir, elle était à même de deviner, peut-être même de saisir ce sentiment commun. Il ne dit rien de plus à ce sujet. Elle avait compris, pertinemment, sans doute même avant même qu'il ne le lui explique, mais on a parfois besoin que d'autres mettent des mots sur ce que l'on ne voulait pas soi-même exprimer. Et dans cet art-là, Nathaniel n'avait aucune forme de concurrence, en tout cas le pensait-il.

Alors, puisqu'il ne dit rien, elle reprit la parole, s'engouffra dans la brèche. Est-ce que ce n'était pas un peu ce qu'il avait attendu d'elle. Si, sans doute. Elle voulait qu'elle s'interroge, et il s'octroyait le droit de répondre, et chaque réponse était un bout de chemin de plus arpenté vers lui, un chemin complexe, sinueux, et labyrinthique, dont certains embranchements pouvaient bien mener à de nombreux cul-de-sac. Pas aujourd'hui. Aujourd'hui, il avait envie d'être sincère.

-Honnêtement ? Tout dépend des jours. Parfois, je me suis imaginé qu'ils ont péri noyé dans une tempête, et que j'ai survécu à un âge où je ne pouvais pas m'en souvenir. Ou que ma mère est morte en couche et que mon père a été lâche... Mes parents ont eu des centaines de noms, des milliers de visage, mais la vérité, c'est que je ne sais rien d'eux. J'avais deux ans quand la camériste de la reine m'a adopté, même si elle n'a jamais été une mère pour autant. Il marqua une pause. Je ne me souviens de rien qui les concerne, de rien avant ça. Je suis un enfant de rien, je peux être l'enfant de n'importe qui. C'est la chance que j'ai.

Et il ne se rappelait pas avoir envié un jour les parents des autres, que ce soit la castratrice mère de Dorian, ou pire, bien sûr, l'homme qui devait servir de père à Gabriel et Bertille. Quant aux parents d'Eleonore... ils ne serviraient jamais non plus d'exemple en la matière.

L'

éternel sourire de Nathaniel s'agrandit en entendant la question d'Eleonore... Une question pertinente dans son propos et presque impertinente dans sa forme, une question presque philosophique, à laquelle Nathaniel était sans doute bien incapable, au fond, d'apporter de réelle réponse, car lui-même ne pouvait jamais se fonder que sur son expérience ainsi que sur les sacrosaintes certitudes qui avaient depuis toujours façonné sa personnalité. Comment savoir que devenir quand l'on ignore d'où l'on vient ? En effet, peut-être était-il ce qu'il était parce qu'on l'avait convaincu qu'il n'était personne, et cela justifiait sans doute qu'il soit si... lui. Mais aurait-il voulu quelque chose d'autre, être une autre personne ? Les chemins qu'il aurait empruntés auraient-ils été préférables... Et aussi, se façonnait-on vraiment en fonction de son origine ? Quand on voyait à quel point Anna et Eleonore, qui étaient pourtant jumelles, avaient évolué de manière différente, on pouvait très clairement se permettre d'en douter.

-Je crois qu'on fait inutilement tout un drame de nos origines, alors qu'elles ne représentent au fond pas grand-chose. Je doute fort que l'identité de nos parents soit réellement ce qui nous définisse. Regarde-toi... regarde Eleonore. Ou même Gabriel et son père. On ne peut réduire nos perspectives à notre sang. Au mieux n'ai-je pas la tentation de revenir d'où je viens, puisque j'ignore où cela se trouve. J'estime que ce n'est pas plus mal.

Il aurait pu parler davantage comme il le faisait en temps normal, avec énigme, avec remarques lacunaires ou aux sens multiples, mais en cet instant, ils avaient dépassé ce seuil. Il y avait du familier dans leur dynamique : elle continuait de poser les questions, et il continuait d'y répondre, mais la différence, qui n'était pas des moindres, n'était ici pas difficile à observer, au bout du compte. Il répondait avec honnêteté, chose qu'en temps normal il se gardait bien de faire, même s'il avait toujours le sens de la formule quand il était question de prétendre le contraire. Alors, au moment pour elle de poser une nouvelle question, lui fit le choix de lui répondre en effet avec toute la sincérité du monde.

-Elle n'était pas vraiment une mère. Elle avait pitié de moi, je crois, mais elle m'a vite regretté. Cette femme n'était pas ma famille, ajouta-t-il simplement sans vraiment de regret ou d'amertume dans sa voix. Il n'en voulait pas à sa mère adoptive de l'avoir si peu aimé. Il la considérait au final comme un personnage très secondaire de son histoire, de la légende qu'il s'était construite. Ma famille, c'était... Il marqua une légère pause. Je n'avais pas vraiment de mère, mais j'avais de frères.

Et il n'exagérait rien en les qualifiant comme tels, quand bien même cela n'avait pas empêché la suite de se produire.

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athaniel afficha un de ses nombreux sourires, celui-ci partagé entre cynisme et tendresse, au moment d'entendre son interlocutrice observé que la famille, qu'importe qu'elle soit de coeur ou de sang, finit toujours par vous décevoir et vous trahir. Peut-être devrait-il trouver les mots pour rassurer son interlocutrice, mais il n'en avait pas l'intention, parce que la leçon qu'elle résumait en une maxime que le fugitif trouvait absolument appropriée était à la hauteur de ce qu'il avait voulu que la jeune femme comprenne. Ce n'était pas franchement heureux, c'est certain, mais c'était un fait, un fait qu'il fallait accepter si l'on voulait aller loin dans la vie. Une leçon que Nathaniel, pour sa part, avait tôt apprise et tôt retenue, raison pour laquelle il estimait nécessaire de n'accorder sa confiance à autrui que dans la mesure du raisonnable, raison pour laquelle il trahissait à tour de bras avec moins de scrupule qu'il ne le faudrait. Il considérait que c'était dans l'ordre naturel des choses.

-C'est un excellent résumé de la situation, confirma-t-il d'un ton léger, avec un hochement de tête.

Ce n'était définitivement pas une manière très heureuse de le présenter, ce n'est pas pour autant que c'était faux. Si Eleonore voulait vivre longtemps dans ce monde, il fallait absolument qu'elle prenne conscience de cela. Elle vivrait longtemps dans ce monde, s'il le fallait, parce qu'elle était forte et débrouillarde - du moins, s'il ne prenait pas la décision de la tuer, ce qui n'avait rien de certain (tout pouvait arriver), mais en attendant, elle entendait l'avertissement. Eleonore Odien ne pouvait se fier qu'à elle-même. Elle ne pouvait certainement pas croire son entourage, proche ou lointain... elle ne pouvait certainement pas le croire lui, ce serait une remarquable erreur, et qu'elle avait tout intérêt à s'épargner.

Le sourire ironique d'Eleonore ne lui échappa pas, et Nathaniel apprécia de le voir étirer ses lèvres... il la voyait, petit à petit, marcher sur ses pas, et aux yeux de Nathaniel, cela ne la rendait que plus belle, plus attirante... à ses yeux, cela ne la rendait que plus intrigante et intéressante... Bien sûr, elle avait encore du chemin à faire, mais si elle était capable de retenir cette grande leçon, déjà, elle irait d'autant plus loin, et c'était tout ce qu'il attendait de sa part. Au moment de faire face à Edgar ou à n'importe lequel de ses sbires, il lui souhaitait de n'avoir que cela à l'esprit.

-Ce n'est pas un mal, tu sais, de faire ce constat... pour commencer, ce n'est pas très agréable, c'est vrai... Mais quand on ne se fie plus qu'à soi-même, on gagne une liberté dont on n'a même pas idée.

Et la liberté, bien sûr, c'est ce qui importait le plus aux yeux de Nathaniel.